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ENTRETIENS de M. Alocco avec…

Entretien expresso (Aujourd’hui)

Avec BEN (Vautier)

Marcel Alocco : Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce n’est pas ta démarche depuis un demi-siècle, laquelle a été dite et redite, par toi, par d’autres, et encore par toi… J’aimerais visiter plutôt, pour les œuvres et les idées, les origines, les sources, les événements et les premières rencontres marquantes.

Dans un entretien, en 1978, Arman disait : « Ben a fait un travail d’information incroyable, grâce à son côté de documentaliste allemand, il recevait toutes les revues, les photographies et nous les montrait.  Il était très difficile d’être informé. Je me souviens, Martial Raysse et moi courrions chercher « Art d’aujourd’hui » et les revues américaines (…) Voir ce qui se faisait dans le monde était très important et je crois que Ben a fait ce travail. Dans le fond, si ce bureau d’information n’avait pas fonctionné, je me demande si une telle prolifération de jeunes artistes aurait pu exister. »

 J’ai vécu cette période depuis l’ouverture du « Laboratoire 32 » en1958, je ne peux que confirmer. Sans doute y aurait-il eu autant d’artistes, mais peut-être n’auraient-ils pas été tels qu’ils sont devenus… Je me demande comment s’est constitué le réseau qui t’informait… Quels ont été tes premiers contacts avec des artistes de l’art en train de se faire ?

Ben : C’est très flatteur tout ce que tu dis là. Je ne savais pas qu’Arman avait dit cela. Je croyais que c’était plutôt le contraire, que c’était lui qui apportait les informations. Ceci étant, il faut que tu saches que j’ai l’impression que je perds la mémoire. Annie a plus de mémoire que moi.

L’autre jour quand nous étions au Musée et que j’ai revu Miguel, Charvolen, toi, j’ai pensé que ce serait intéressant de proposer au Musée une exposition de confrontation des pièces de ma collection Charvolen, Miguel, Maccaferri, toi, Valensi etc… et Fluxus etc de l’autre côté, avec mon éternel pour et contre débat discussion… Tu es toujours le bienvenu pour poser les questions que tu veux, et constater magnétophone en main que je perds la mémoire…

Marcel Alocco : Oui, comme chacun… C’est pourquoi nous n’avons pas seulement besoin de témoignages, mais aussi d’historiens. Mais faisons d’abord notre boulot, ils feront le leur.

Il y avait dans la fin des années 50, une forme que tu mettais sur tes toiles, que tu appelais banane, je crois. C’était quoi, quelle en était l’origine ? Il y avait quoi avant ? Comment est arrivée le tableau écriture ?

Ben : À propos des Bananes, je crois que j’ai écrit l’explication des Bananes quelque part. Je passais devant la galerie Hervieu où j’avais vu des tableaux d’Atlan et je connaissais très bien, même quand j’étais au Nain Bleu, l’Ecole de Paris, l’abstraction et je cherchais vainement une forme à moi. Dans ma mansarde du Nain Bleu, je dessinais des milliers de formes et un jour j’ai opté pour la forme de la banane un peu comme Viallat a opté pour le haricot.
J’ai des tonnes de petits livres avec des recherches de formes que je faisais à l’époque avant la banane.

Marcel Alocco : Donc parmi des formes projectives, celle que tu as appelée « banane », et une préférence perçue comme aléatoire… mais un choix tout de même.
Pas vraiment une banane, une demie, vide et ouverte sur le vide…  Banane évoque le sexe masculin, ta forme plutôt le féminin. Mais tu n’es pas resté sur une recherche formelle…

Ben : C’est Yves Klein qui m’a dit, quand je lui montrais mes bananes, qu’il avait mis un point final à la forme avec son monochrome, et que mes écritures étaient plus intéressantes, parce qu’il y avait un sens, donc différentes des écritures lettristes.

Marcel Alocco : Donc la première rencontre décisive serait Yves Klein. Le Nain Bleu, (à l’époque le plus grand magasin librairie-disquaire à Nice), et Yves Klein ! Drôle de hasard !
Tu nous parlais beaucoup de Marcel Duchamp, et aussi d’un certain George Brecht, que nous avons bien connu ensuite, quand accompagné de Donna il est venu s’installer, en même temps que Marianne et Robert Filliou, à Villefranche-sur-Mer, en 1965. Tu m’as alors, dès son arrivée, convaincu de réaliser l’entretien publié dans « Identités », où je me suis vu débordé par vos positions contradictoires… les inconciliables extrémités de Fluxus, sauf que Fluxus concilie tout. Entretien significatif, puisqu’il a été ensuite repris dans « Art Press » puis par « Flash Art », et encore par Henry Martin, dans l’anthologie de texte de George.

Tu as dit plus tard que George était « Le seul homme capable de marcher sur la neige sans laisser de trace .»* Bel hommage et juste définition. Manifestement sa démarche te fascinait. Comment l’as-tu rencontré ? En quoi a-t-il influencé ta réflexion, ton comportement d’artiste ?

Ben : C’est une longue histoire. Avec George Maciunas, qui était à Londres pour les Misfits fair, nous avions parlé des extrêmes en art et il m’avait dit : « Il existe quelqu’un à New York qui est encore plus extrême qu’Yves Klein, Manzoni et même Duchamp. C’est George Brecht. »
Je lui ai dit : « que fait-il ? »
Il m’a répondu : « il cligne de l’œil ou alors il ouvre et ferme la fenêtre, c’est tout. »
J’ai immédiatement eu le choc Brecht, et je me suis dit qu’il fallait que j’aille à New York pour le tuer.
En 1964, je suis parti pour NY pour rencontrer George Brecht et participer à Fluxus New York. Ce qui s’est passé alors était étonnant. George Brecht ne voulait rencontrer personne, et pas moi, au départ. Un jour, il s’est déplacé après beaucoup de difficultés à New York pour jouer une seule pièce dont je me souviendrai toujours. On annonce : « Pièce au piano de George Brecht ». Il arrive au piano, il s’installe, les lumières s’éteignent. Dans le noir, il s’en va, les lumières se rallument et le piano est seul.
Je ne crois pas qu’il m’ait par contre influencé, il m’a rassuré dans mon attitude du « tout est art » et « la vie est art ».
Pour en revenir à mes écritures, j’ai toujours voulu que le sens et la vérité priment. Dans mes textes comme dans mes tableaux, je recherche la plus extrême "justesse". Je n'aime pas la "fioritura".

(Février 2008)

* Mais dans sa newsletter du 10 décembre 2008, comme nous venions d’apprendre le décès le 5 décembre de George Brecht, Ben écrit  « Robin Page a dit de George Brecht "c'est le seul homme sur terre qui peut marcher dans un champ de neige sans laisser de traces" ».

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